Lettre d’un secret de famille
Chut ! C’est moi, le secret de famille … Je ne fais que passer, ne vous dérangez pas pour moi … Je voudrais juste vous raconter ma petite histoire, parce que, tout de même, rester secret, parfois, ça me pèse …
Pour m’apercevoir, il faut avoir beaucoup d’imagination, rien n’est évident, vous croyez me saisir, et hop, comme une savonnette, me voilà ailleurs, … Un passe-muraille, je suis, un courant d’air, un ectoplasme …
Imaginez donc une jeune femme célibataire qui tombe enceinte à une époque où ça ne se fait vraiment pas. Elle propose à sa meilleure amie de lui faire cadeau du bébé, dont elle n’a que faire.
La meilleure amie n’en a que faire non plus, le bébé, une fille, est donc confié à une nourrice. Quelques visites, de loin en loin, feront l’affaire.
La jeune femme se marie et se garde bien de me révéler, moi, le secret. Pire, elle tremble de peur que je sois découvert, raréfie ses visites à l’enfant. Deux personnes seulement sont au courant, la meilleure amie et la nourrice.
Hou !!! C’était il y a si longtemps ! J'en perds la mémoire ... car un secret de famille c’est fait pour m'oublier.
Vers 40 ans, la fille du couple, légitime, donc, entreprend une thérapie, qu’elle mène, jusqu’au moment où elle tombe sur un blocage … Une sorte d’ombre qu’elle ne comprend pas, hi hi !! C’était moi ! Elle comprend qu’il y a quelque chose d’inaccessible, de secret mais ne me découvre pas et se dit que ce sera pour plus tard.
Elle a 60 ans quand sa mère décède, le père étant décédé depuis déjà pas mal d’années. Jusque là, je suis toujours un secret bien gardé. Elle met la main sur un petit répertoire téléphonique qu’elle utilise pour prévenir du décès. A la lettre N, deux numéros, sous la rubrique Numéros pas importants.
De cette façon, le colérique fait souffrir son entourage, ce qui en pleine crise lui échappe complètement. Il peut, cependant, s’en rendre compte quand la crise est passée. Mais pas toujours.
Lettre à des parents
Je suis adulte maintenant et je vous écris car j’ai besoin de vider mon sac. J’ai passé mon enfance à entendre vos disputes, en tendant l’oreille à travers la cloison, ou en m’asseyant sur la première marche de l’escalier quand vous étiez dans le salon et pensiez que je dormais.
Et parfois, les coups…
Je voulais savoir et en même temps c’était une torture. J’avais peur que vous vous sépariez et en même temps je le souhaitais.
J’ai passé mon adolescence à fuir la maison et à me noyer dans ma bande. Et encore, j’ai de la chance, je n’ai pas rencontré l’alcool ni la drogue. Enfin, brièvement. Quand un de mes copains a fait une tentative de suicide, j’y ai pensé comme une solution.
Mais d’un autre côté, je me sentais responsable de vous, parents infantiles, incapables d’avoir d’autres priorités que de régler vos comptes ensemble avec la vie. Je me sentais coupable si une crise plus grave avait lieu en mon absence.
Finalement, quand j’ai eu 24 ans, vous avez fini par vous séparer. Vous trouviez que vous aviez accompli votre devoir de parents et que maintenant vous alliez pouvoir penser à vous … Accompli ! Foutaise ! Vous avez tout gâché ! Vous m’avez donné le sentiment que je n’étais rien pour vous, puisque vous rendiez l’atmosphère familiale irrespirable ! Vous m’avez donné le sentiment que je devais vous aider, vous porter, prendre en charge vos dépressions et vos angoisses.
Franchement, on n’a pas idée de mettre des enfants au monde et leur faire vivre ça ! Aujourd’hui, je vais cahin caha, je vis des échecs fréquents, professionnels, amoureux … Vous êtes responsables.
Je ne vous dis pas merci.
Lettre à une mère
Maman ! Au secours ! Aide-moi ! J’ai besoin de toi !
Tu ne vois donc rien ? Je vais mal, mon corps est anesthésié, je ne m’aime pas, je ne dors pas, je suis souvent malade. J’ai des cauchemars, des angoisses, des accès de panique.
Mais tu ne vois donc rien ? De ce que me fait mon cousin (ou mon frère, ou le voisin, ou le copain de ma nounou, ou hélas, ton compagnon, ou même papa …).
Si tu ne vois rien, comment puis-je t’en parler ? Il m’a dit que c’était un jeu, que c’était notre secret. La première fois, j’ai ressenti une immense surprise, je ne comprenais pas, maintenant, ça me fait trop honte. Cet endroit-là est sale, je suis sale …
Je ne parviens pas à dire non. Moi qui étais votre petite fille chérie (du moins, le croyais), j’ai trop honte maintenant devant vous.
Si tu ne vois rien, si tu ne fais rien, je peux déjà te raconter la suite de ma vie.
Adolescente, j’aurai probablement oublié ce qui s’est passé, mais je vais devenir boulimique, anorexique, obèse ou me scarifier. Devenant progressivement une femme, du fait de la transformation de mon corps, je vais avoir du mal à me gérer, soit en séduisant à tout va n’importe qui, soit au contraire en étant inhibée : impossible pour moi de rencontrer un gentil garçon qui me plairait avec lequel faire mes premières expériences. Je développerai peut-être quelques talents intellectuels qui feront dire à certains : quelle fille sérieuse ! Mais mon estime de moi sera si basse !
Au fil des années, je rencontrerai la drogue, l’alcool, me perdant dans ces immenses labyrinthes dont on revient rarement. Comme tu ne vois rien, ou ne veux rien voir, tu te demanderas pourquoi j’ai « mal tourné ».
Mon corps sera toujours pour moi une source d’inconfort. Je ne saurai pas l’habiller, le poser, me sentirai toujours gauche, empotée. Parfois, même, je ne me reconnaîtrai pas dans un miroir, comme si je ne voulais pas exister.
Tu vois, maman, il est urgent que tu ouvres les yeux ! S’il te plaît, maman !
Lettre à une autre mère
Jeannot Lapin
Jeannot Lapin a mis sa salopette du dimanche, celle qui est rayée rouge et vert, où sa petite queue blanche ébouriffée fait le plus bel effet. Après son petit déjeuner (chocolat crémeux, brioche grillée, confiture de framboise maison), il a eu droit à sa cuiller de sirop d’edelweiss. C’est le fortifiant que Môman fabrique spécialement pour lui, son lapinou chéri. « Viens prendre ton sirop, mon biquet ! ». Môman a toujours été mauvaise en zoologie, c’est son seul défaut.
Jeannot Lapin est le petit dernier d’une grande fratrie, celui qu’elle s’est jurée de garder avec elle, pour elle. Il est son lapinou sacrificiel. Mais elle a tant de tendre sollicitude pour lui, qu’il n’imagine pas remplacer le sirop d’edelweiss par une bonne rasade de génépi.